Galerie Udo Bugdahn (HG.)

Jürgen Klauke „Ich War Eine Dose“

Düsseldorf 1988

Klaus Honeff
Autoportrait comme portrait de la société


Rencontrer un étranger en soi-même, se trouver soi-même dans la peau de l'autre cette expérience irritante et même bouleversante marque de son empreinte un élément essentiel de l'œuvre artistique de Jürgen Klauke, sans bien entendu s'y épuiser. Chacun en a déjà fait l'expérience. Et l'a repoussée rapidement dans la plupart des cas. Il se forme, notamment dans les premiers travaux du dessinateur et graphiste, du réalisateur et metteur en scène des séries d'images photographiques, du peintre et poète, une sorte de pôle de cristallisation autour duquel s'installent les différentes versions créatrices de son imagination artistique. Artiste, Jürgen Klauke joue véritablement à cache-cache, demeurant cependant toujours fidèle à lui-même et se manifestant de la façon la plus évidente lorsqu'il semble se glisser dans la forme d'un autre. Le jeu en soi – cela signifie pour Jürgen Klauke une entreprise audacieuse empreinte d'un sérieux total, le pivot central de sa création artistique. Sans implication de sa virtuosit,. La substitution fréquente de ses moyens d'expression revêt déjà un caractère ludique. Il maîtrise avec une même perfection les techniques du dessin, de la représentation physique, de la photographie, sans faire fonctionner lui-même le déclencheur – ce dont se chargent pour lui des photographes professionnels – et, récemment, il a commencé à se plonger intensément dans la peinture, avec des résultats artistiques exceptionnels, déconcertants et retentissants. Jürgen Klauke, un caméléon? Dans une certaine mesure, oui.

On a jusqu'ici négligé et parfois même ignoré l'élément ludique, équilibriste, de sa production artistique. Une raison en résidait dans le fait que, du moins dans ses anciens groupe d'œuvres, les expressions subjectives on dissimulé les significations générales. On a ce faisant probablement séparé deux aspects qui se sont toujours entrecroisés dans son œuvre. L'un d'entre eux avait à l'époque simplement exercé une provocation plus forte que l'autre, alors qu'entre-temps la perception de l'œuvre de Klauke s'est également modifiée. Car l'artiste a été provocant dés le début de sa carrière. Nul n'est resté indifférent devant ses images. Et plus il s'est montré subjectif, plus le spectateur s'est senti profondément interpellé. Beaucoup ont réagi en conséquence. Un corpus d'œuvre étant désormais disponible – depuis 1970 – on peut motiver avec plus de précision la provocation exercée par ses dessins et ses travaux de photographie de la première époque. Tout simplement, nombreux furent ceux qui se reconnurent en Jürgen Klauke, peut-être bien sans le vouloir. Ils ressentirent involontairement que l'artiste faisait résonner une corde de leur existence individuelle. Dans ce monde artistique qui leur est étranger, ils se trouvent eux-mêmes, dans une certaine mesure, ils font l'expérience d'eux-mêmes en tant qu'étrangers au sein de ce que leur et familier.

Jürgen Klauke fut longtemps l'unique de ses mises en scènes; à l'occasion, il pria des amis d'y participer mais, en ultime analyse, il ne dépendait que de lui, il demeurait solitaire, comme ne pouvant se libérer de sa chrysalide, ce qui donne une possibilité supplémentaire d'identification à d'innombrables observateurs. Il semblait que l'artiste les invitât à se glisser dans sa propre peau. Cette proposition incita de nombreux critiques d'art à la conclusion prématurée que Klauke faisait pour ainsi dire montre de son existence individuelle, qu'il exemplifiait ses problématiques personnelles. Même si pareille conclusion n'était pas entièrement erronée et valut indubitablement à Klauke des expériences subjectives dans le cadre de ses œuvres, elle visait néanmoins trop court, car c'est l'artiste qui donna sa forme au tout, qui fit fusionner les moments distincts en un exposé artistique supra-individuel.

Dans cette mesure, des modèles fondamentaux sociaux ont dès le début étayé son travail artistique. Des modèles qui font éclater les frontières limitatrices d'une explication psychologique primaire. Qui signalent des interdépendances hors du domaine psychique. Depuis que le monde a commencé à vaciller, la perception de ces relation est devenue plus aigue. Et, au vu de l'insécurité sociale croissante en Europe, au vu des catastrophes écologiques qui s'abattent sur nous, de l'agressivité croissante des relations entre êtres humains et du sentiment grandissant d'isolement de l'individu, le regard sur l'œuvre artistique de Jürgen Klauke s'est ainsi métamorphosé de façon décisive. Ce qui fut une fois interprété plutôt comme une expérience individuelle s'est manifesté depuis comme l'expression d'une sensibilité tendue vers les rejets psychiques et physiques dans notre réalité à tous, et en même temps un refus marqué de tout exercice d'une lâche adaptation. Au-delà se manifesta, et se manifeste encore, la provocation du travail artistique de Jürgen Klauke et, ce n'est pas le moins important, sa méfiance accrue envers le pouvoir accablant des clichés à bon marché. Ce sont eux qu'il combat dans le domaine esthétique.

Un ami qui connaît intimément son œuvre, Gerhard Johann Lischka, a caractérisé en 1982 son travail artistique comme l'ébauche d'un autoportrait en tant que portrait da la société que l'entoure (et dont il es inéluctablement un membre á part entiére). Klauke, acteur de ses 'Performances' et ses séquences photographiques, qui parfois se multiplie pas deux ou même par trois dans son portrait (et dans son propre reflet), est un acteur qui acquiert son profil sociopsychologique grâce à ses spectateurs (observateurs) tout comme ceux-ci, à leur tour, acquièrent et leur par lui. Se trouver soi-même en l'étranger et rencontrer l'étranger en soi.

L'œuvre de l'artiste s'accomplit en des phases, des bonds et des étapes qui se reflètent et se complètent mutuellement. Chaque fois, l'angle visuel s'élargit, tout comme s'élargit la perspective subjective jusqu'à atteindre finalement l'angle visuel d'une vision mondiale contraignante. Et tout travail artistique acquiert des traits exemplaires avec chaque décalage de phase, les signes individuels se transforment en signes collectifs. De "ICH & ICH" (MOI & MOI) (1972), la première publication importante de l'artiste, jusqu'à la série de travaux photographiques intitulée "PROSECURITAS" (1986-87) et à la suite, conçue parallèlement, de travaux sur papier portant le titre "GRIFFE INS LEERE" (PRISES DANS LE VIDE) (1987), dernier groupe d'œuvres achevé à ce jour, son regard d'est déplacé de l'intérieur de son propre état – qui cependant paraissait dans son œuvre comme le reflet d'un caractère représentatif – vers l'extérieur, ver ce qui peut, même si ce n'est pas nécessairement du premier coup, être vu de la réalité empirique. Mais l'univers artistique de Klauke avec ses praticables et ses accessoires typiques se déployait déjà dans es "TAGESZEICNUNGEN & FOTOS" (DESSINS AU JOUR LE JOUR ET PHOTOS) d'autrefois. Encore indifférencié, il est vrai, mais impossible à méconnaître. Les dessins sont de nature érotique – et pourtant, ils ne le sont pas. Des êtres sans tête, limités à la pure corporalité et las seule sexualité, emplissent les feuilles de dessins, de seins en forme de pénis ou de membres virils en forme de seins – selon la vision du spectateur – qui oscillent comme les tentacules d'une pieuvre et recherchent manifestement la chaleur et le contact corporel. Qu'ils se caressent souvent n'est que la conséquence désespérée de ce qu'ils savent par expérience sans succès. Les images sont dessinés littéralement avec une plume acérée, avec une exactitude pénible. Klauke transforme déjà ici la sphère du privé en une cible publique. 'La tête, le visage est toujours individuel, le corps plutôt neutre', tel est le commentaire de l'artiste.

Son premier travail photographique significatif est "SELFPERFORMANCE" (AUTOPERFORMANCE) (1972), qui montre dans une édition en douze parties et une édition en treize parties l'artiste avec une longue chevelure, devant un mur de briques chaulées, vu d'en bas. Il regarde le spectateur d'un air provocateur et se présente parfois en tant que type viril à organe sexuel gonflé hors de toute proportion, parfois comme une beauté féfimine en robe longue (de mariée?), parfois en macho vêtu de cuir et dont les mamelons pendent comme des pénis. Une prise de vue se fait particulièrement remarquer: un portrait de l'artiste, tel une madone, avec voile, mouchoir de tête et chrysanthème, le visage soigneusement maquillée, les yeux cernés d'ombres et la bouche accentuée. En contraste marquant, un détail lui est adjoint: deux jambes écartées entre lesquelles on voit un coussin sur lequel a été peint un sexe féminin.

Si la séquence ne se basait que sur cette confrontation, on y pourrait découvrir des associations avec l'histoire de l'art. La madone et la putain – motif déjà bien usé! Mais d'un autre côté un aspect essentiel lance un éclair dans l'œuvre, celui de l'apostrophe de Werner Hofmann: 'La catholicité blasphématoire de Klauke'. Il utilise dans plusieurs travaux la méthode artistique de la parodie. Mais "SELFPERFORMANCE" comporte davantage de parties que les deux qui viennent d'être décrites. L'échange de sexe qui a lieu est plus symptomatique de son œuvre que la confrontation blasphématoire. Klauke joue d'abord le rôle viril, puis celui de la femme. Non seulement se réalise un simple échange de rôles, mais l'artiste ébauche bien davantage l'image d'une symbiose de l'homme et de la femme, d'un être à sexe double, le rêve de la conception artistique romantique. Le motif de la double sexualité est repris par Klauke en variantes dans différents groupes d'œuvres tels les travaux photographiques "VERSCHLEIERUNGEN" (TRAVESTISSEMENTS) (1973) "MIF" ET "MASCULIN – FÉMININ" (tous deux de 1974). Ces séquences photographiques et ses dessins de la même époque remettent en mémoire des implications mythiques, des expériences originelles ensevelies qui, dans le meilleur des cas, se manifestent dans la conscience humaine telles des pressentiments d'époques auxquelles être humain et être humain, être humain et nature, n'étaient pas encore différenciés, mais étaient un.

D'autre part, ces travaux photographiques annoncent aussi l'isolement douloureux de l'individu dans le monde mécanique de nos jours, l'enkystement de son propre soi. Ils déterminent le climat de l'égarement de l'individu dans un monde devenu étranger, sans chaleur émotionnelle ni sécurité. Jürgen Klauke retrace dans ses images émouvantes les vains efforts pour rompre cette atmosphère déprimante – par les découvertes d'un autre se profilent peut-être simplement comme une ombre dans le moi, d'un autre aux manifestations chatoyantes et à la forme différente.

Le groupe d'œuvres photographiques en quatorze parties "VIVA ESPAÑA" (1976-79) unit pour la première fois deux êtres séparément aussi, un être masculin et un être féminin, toutefois sans caractéristique individuelle d'identification. Un processus à la fois violent et tendre de discussion avec des fusionnements occasionnels se déroule. Dans la figure double que en émane parfois, les êtres sans tête des dessin plus anciens revivent. "VIVA ESPAÑA" se caractérise par un déroulement hautement cérémonieux où les références érotiques et sexuelles comme la dénudation des jambes du rôle féminin agissent en quelque sorte comme des clés de chiffres figés. Dans le chef-d'œuvre à nombreux éléments et à moyens d'expression multiples "FORMALISIERUNG DER LANGEWEILE" (FORMALISATION DE L'ENNUI), le comportement cérémonieux se raidit en un froid rituel. Avec ce travail, Klauke abandonne définitivement le cadre rapporté au moi et porte les personnages de ses figures ludiques à trois, une femme et deux protagonistes masculins. En outre, toutes les figures reçoivent par étapes une identité à propos de laquelle on ne saurait se méprendre: la figure féminine est presque toujours nue tandis que les acteurs masculins portent des costumes sombres. Les accessoires utilisés avec économie expérimentent une valorisation remarquable et sont délivré de la forme utilitaire. Un seau renversé fonctionne comme symbole de l'uniformité, une chaise se montre agressive à l'extrême et émerge du corps d'un joueur en un acte d'accouchement violent. Bien que les êtres sans tête et les figures doubles fournissent le modèle de quelques séquences, des personnages autonomes agissent dans "FORMALISIERUNG DER LANGEWEILE" sous leur propre physionomie et avec leur sexualité clairement distincte. En dépit d'un froid rituel, l'impression de désespoir n'est pas souveraine et, même si aucune utopie optimiste ne se dessine, la composante sociale a cependant acquis la suprématie sur la composante narcissique-autistique dans l'œuvre de Klauke.

La perspective de l'artiste et ecell de ses œuvres d'art se sont ainsi transformées. Si jusqu'ici l'observateur avait regardé le jeu comme un voyeur volontaire-involontaire, dans le travail photographique "VERY DE NADA" (1984-86), ce sont les auteurs que le regardent. Ils tiennent devant leurs yeux des jumelles et des appareils photo et dans une certaine mesure relancent vers lui les regards curieux de l'observateur. Le voyeur 'traditionel' chez l'observateur se voit soudain observé à son tour! Les joueurs et les observateurs se révèlent tout d'un coup des êtres identiques avec des rôles chaque fois répartis, mais qui peuvent être rapidement échangés. Dans ses œuvres, Jürgen Klauke a littéralement chatouillé le voyeur pour le faire émerger de l'observateur. Dans la série des photographies de grand format intitulée "PROSECURITAS", il élève la pure délectation visuelle à l'objet d'art et en établit la problématique. L'élan en est donné par les radioscopieuses des aéroports internationaux et l'artiste en a usé pour rendre perceptible sa vision du monde intérieur du monde extérieur. Les structures et les relations insaisissables de la réalité empirique ont désormais pris la place des vues intérieures cachées, structures et relations dont on connaît l'existence sans toutefois pourvoir les appréhender. Avec "PROSECURITAS" et le groupe d'œuvres de conception colorée des travaux sur papier "GRIFFE INS LEERE" (1987), Jürgen Klauke a ouvert un nouveau secteur dans son évolution artistique. On reconnaît par les contours où va le voyage, mais pas avec une certitude ultime. Mais aussi longtemps que 'bout l'alambic aux poison' (Klauke), l'artiste attise le feu des lumiéres.