Maison Européenne de la Photographie (HG.)

JÜRGEN KLAUKE – Le désastre du moi, Œuvres récentes, 1996-2001

Maison Européenne de la Photographie, 2001

 

 

Bernard Marcadé
UNE GYMNASTIQUE DU SUSPENS



"Il ne s'agit pas de croire le monde parfait, amis au contraire de "s'attacher des ailes", et de fuir ce comme dans le rêve. Il ne s'agit donc pas de nier le monde ou de le détruire, mais pas davantage de l'idéaliser; il s'agit de le dénier, de le suspendre en le déniant, pour s'ouvrir à un idéal lui-même suspendu dans le phantasme."
Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch

Tout, dans l'œuvre de Jürgen Klauke (des ballons aux tables, des chaises aux personnages), semble suspendu. Suspendu au temps comme à l'espace. Cela pourrait se passer au théâtre, au cirque ou sur un plateau de danse, mais il radie de ces images un sentiment spécifique qui mêle paradoxalement l'immobilité au mouvement, le figement à l'impulsion, la tension hiératique à l'élan. L'art de Klauke se situe aux confins de la performance et du tableau vivant, dans une configuration formelle qui fait de la photographie son territoire d'élection. La photographie n'est pas ici enregistrement passif (et objectif) du réel. Elle est l'outil d'une transfiguration que l'on pourrait qualifier de "suprasensualiste" (übersinnlich) pur reprendre la conception de Séverin dans La Vénus à la fourrure de Leopold von Sacher-Masoch. En effet, à l'instar de l'univers imaginé par l'écrivain galicien, toutes les scènes représentées par Klauke sont aimantées par la quête physique d'un au-delà de la chair, suspendues à un idéal. Nous nous trouvons plongés´dans un monde paradoxal qui, comme le note Deleuze à propos de Sacher-Masoch, " a une manière très particulière, à la fois de "désexualiser" l'amour et de sexualiser toute l'histoire de l'humanité". Les séries des années 90 sont à cet égard moins explicites sur le plan sexuel que celles des années 70 (Annäherungen, Masculin-Féminin, Umaramung, Transformer...). C'est en effet moins la question de la différence sexuelle (avec son cortège de retournements et de travestissements) qui est ici en jeu que celle des relations des hommes et des femmes entre eux et avec les objets. Nous sommes ici au sein d'une géométrie existentielle et passionnelle qui joue davantage sur les connexions, les disjonctions entre les êtres et les choes (Beziehungsgeflecht/Entrelacs relationnels) que sur les rapports d'identité.
Les personnages mis en scène par Jürgen Klauke sont tous placés dans un équilibre précaire fait de suspens (Erstarrtes Ich/Le moi en suspension) et d'attente (Warteschleife/Ciruit d'attente). Si l'onirisme est souvent de rigueur (Bewusstseinserweiterung/Élargissement du conscient, Daseinsrenovierung/Rénovation de l'existence), Klauke s'en tient cependant à une conception délibérément physique: le dispositif est toujours apparent, les subterfuges revendiqués comme tels. Ce qui renforce et amplifie le caractère comique voire burlesque de certaines scènes (Desaströses Ich/Le désastre du moi). Seaux, bassines, ballons, baignoires, tables et chaises deviennent ainsi les interprètes d'une rêverie absurde, baignée d'une lumière irréelle,, bleue, rouge ou gris métallique. Cette absurdité est faite de symétries déstabilisées et d'équilibres rompus. La psychologie, dans les images de Klauke, est affaire de gymnastique. Ce qui se joue sur ces scènes blafardes est une manière de pantomime existentielle (Annäherungsakrobatik/Acrobatie de l'approche, Entscheidungsnotstand/Urgence décisive) dans lesquelles les relations entre les personnages se trouvent corporellement traduites par des poses alambiquées aux limites du dérisoire.
Ces hommes et ces femmes juchés sur d'improbables piédestaux (Entscheidungsnotstand) sont les protagonistes d'une mise en scène qui refuse tout tragique et tout pathos. Les images de Klauke investissent un espace-temps flottant et énigmatique qui s'affranchit de toute lourdeur spéculative ou métaphysique (Tischkrise/Table de crise), (Übergangsschwachsinn/Débilité passagère). Le Désastre du moi (Desaströses Ich) figuré par Klauke à la manière d'une descente de croix en parachute ou en parapente est plus proche à cet égard de l'univers de Kafka que de celui de l'actionnisme viennois. L'humour est chez Jürgen Klauke une façon de désamorcer la gravité du propos, une manière de le suspendre.